6
Une réunion se tenait ce soir-là au centre communautaire pour discuter de la situation. Dans la salle l’air était lourd et poisseux, chargé d’odeurs de sueur. Les esprits étaient échauffés. Lawler occupait sa place habituelle, au fond, en face de la porte, d’où il voyait tout. Delagard n’était pas venu, prétextant des affaires urgentes à régler au chantier naval et des messages qu’il devait recevoir de ses navires encore en mer.
— Ce n’est qu’un piège, déclara Dann Henders.
Les Gillies en ont assez de nous voir ici, mais ils ne veulent pas se donner la peine de nous tuer eux-mêmes. Ils nous obligent donc à prendre la mer pour que les poissons-pilon et les léopards de mer fassent le travail à leur place.
— Comment sais-tu cela ? demanda Nicko Thalheim.
— Je n’en sais rien. Ce n’est qu’une supposition. J’essaie de comprendre pourquoi ils nous obligeraient à quitter l’île pour une peccadille comme la mort de trois plongeurs.
— Avoir causé la mort de trois plongeurs n’est pas une peccadille ! s’écria Sundira Thane. N’oubliez pas que vous parlez d’êtres intelligents !
— Intelligents ? lança Dag Tharp, d’un ton railleur.
— Et comment ! Si j’étais une Gillie et si je découvrais que ces fichus humains massacrent des plongeurs, j’aurais, moi aussi, envie de me débarrasser d’eux.
— Peu importe, dit Henders. Ce que je veux dire, c’est que, si les Gillies réussissent à nous chasser d’ici, c’est tout l’océan et ses habitants qu’il nous faudra affronter dès que nous aurons pris la mer. Et ce ne sera pas accidentel. Les Gillies ont la haute main sur toute la faune marine, tout le monde le sait, et ils se serviront de tous les animaux pour nous faire disparaître.
— Et si nous décidions de ne pas nous laisser chasser par les Gillies ? demanda Damis Sawtelle. Et si nous décidions de résister ?
— Résister ? dit Bamber Cadrell. Résister comment ? Et avec quoi ? Tu es complètement fou, Damis !
Ils étaient tous deux capitaines sur les navires de Delagard. Deux hommes solides et pratiques, deux amis d’enfance. Mais, à voir les regards noirs et menaçants qu’ils échangeaient à cet instant, on eût dit des ennemis mortels.
— Organiser la résistance, dit Sawtelle. Mener une guérilla.
— Nous nous glissons à l’intérieur de leur territoire, suggéra Nimber Tanamind, et nous faisons main basse dans leur édifice du culte sur quelque chose qui nous semble important.
— Cela me paraît complètement stupide, déclara Cadrell.
— À moi aussi, dit Nicko Thalheim. Voler leurs fétiches ne nous mènera nulle part. La solution, c’est la résistance armée, comme Damis vient de le dire. Une guérilla meurtrière. Faire couler le sang des Gillies dans les rues jusqu’à ce qu’ils reviennent sur leur décision. Le concept de guerre est inconnu sur cette planète et, si nous combattons contre eux, ils ne comprendront même pas ce que nous faisons.
— Et Shalikomo ? lança une voix au fond de la salle. Rappelez-vous ce qui s’est passé à Shalikomo.
— Oui, cria une autre voix. Ils nous massacrerons comme ils ont massacré les nôtres à Shalikomo. Et nous ne pourrons rien faire pour les en empêcher.
— C’est vrai, déclara Marya Hain. C’est plutôt chez nous que le concept de guerre est inconnu, pas chez eux. Ils savent donner la mort quand ils ont décidé de le faire. Et avec quoi les attaquerons-nous ? Avec des couteaux à écailler ? Des marteaux et des ciseaux ? Nous ne sommes pas des guerriers… Nos ancêtres l’étaient peut-être, mais nous ne savons même pas ce que signifie la guerre.
— Nous apprendrons, rétorqua Thalheim. Nous ne pouvons pas nous laisser chasser de chez nous.
— Vraiment ? lança Marya Hain. Avons-nous le choix ? Nous ne sommes ici que parce qu’ils nous y tolèrent. Et maintenant, c’est terminé. Cette île est à eux. Si nous essayons de résister, ils nous prendront un par un et ils nous jetteront dans la mer, comme ils l’ont fait à Shalikomo.
— Mais nous en entraînerons un grand nombre avec nous, dit Damis Sawtelle avec véhémence.
— Dans la mer ? lança Dann Henders avec un grand rire. Bonne idée ! Nous leur tiendrons la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’ils se noient !
— Tu as parfaitement compris ce que je voulais dire, grommela Sawtelle. S’ils tuent l’un de nous, nous tuons l’un d’eux. Quand ils commenceront à compter leurs victimes, ils reviendront en vitesse sur leur décision.
— Ils nous tueront beaucoup plus vite que nous ne pourrons le faire, dit Leynila, la femme de Poitin Stayvol.
Après Gospo Struvin, Stayvol était le plus ancien des capitaines de Delagard. Il commandait ce soir-là le navire assurant la liaison avec Kentrup. On pouvait toujours compter sur Leynila, une petite femme pleine de fougue, pour s’opposer à toutes les idées de Damis Sawtelle. Il en allait ainsi depuis leur plus tendre enfance.
— Même si nous en tuons un chaque fois que l’un de nous disparaît, où cela nous mènera-t-il ? demanda Leynila.
Dana Sawtelle inclina la tête en signe d’approbation. Elle se leva et traversa la salle pour aller se placer à côté de Marya et Leynila. La plupart des femmes se trouvaient d’un côté de la salle tandis que la poignée d’hommes constituant la faction belliciste se tenait de l’autre côté.
— Leynila a raison, dit-elle. Si nous essayons de nous battre, nous périrons tous. Cela n’a aucun sens. Si nous faisons la guerre aux Gillies, si nous nous battons comme des héros et si, en fin de compte, nous devons tous mourir, en quoi notre sort sera-t-il plus enviable que si nous avions tout simplement pris la mer pour aller vivre ailleurs ?
— Tais-toi, Dana ! ordonna son mari en se tournant vivement vers elle.
— Compte là-dessus, Damis ! Compte là-dessus ! Tu t’imagines que je vais tranquillement rester assise comme une gentille petite fille pendant que vous envisagez d’attaquer à un contre dix des créatures qui nous sont physiquement supérieures. Nous ne pouvons pas lutter contre les Gillies !
— Il le faut.
— Non. Non !
— C’est de la bêtise, toutes ces idées de bataille, dit Lis Nicklaus. Ils bluffent, ils ne nous obligeront pas vraiment à partir.
— Si, ils le feront…
— Pas si Nid prend les choses en main.
— C’est ton très cher Nid qui nous a mis dans ce pétrin ! s’écria Marya Hain.
— Et c’est lui qui nous en sortira. Les Gillies sont furieux en ce moment, mais ils ne…
— Qu’en pensez-vous, docteur ? cria quelqu’un.
Lawler avait gardé le silence pendant toute la discussion, attendant que l’émotion retombe d’elle-même. C’était toujours une erreur de se lancer hâtivement dans ce genre de débat.
Il se leva et le silence se fit brusquement dans la salle. Tous les regards convergeaient sur lui. Ils attendaient qu’il leur donne La Réponse. Un miracle, l’espoir d’un sursis. Ils étaient persuadés qu’il répondrait à leur attente. Lui, le pilier de la communauté, le descendant d’un célèbre fondateur, le praticien connaissant mieux qu’eux-mêmes le corps de chacun d’eux, l’esprit sagace et lucide, le donneur respecté de conseils judicieux.
Lawler parcourut longuement l’assemblée du regard avant de prendre la parole.
— Je suis désolé, Damis, Nicko, Nimber, mais je pense que ces idées de résistance ne nous mèneront nulle part. Nous devons reconnaître que ce n’est pas une solution.
Des murmures s’élevèrent aussitôt dans le groupe des bellicistes. Lawler les fit cesser d’un regard impérieux.
— Essayer de vaincre les Gillies, poursuivit-il, revient à essayer d’assécher la mer. Nous n’avons pas d’armes et nous ne disposons au mieux que d’une quarantaine d’hommes assez robustes pour se battre alors qu’ils sont plusieurs centaines. Ce n’est même pas la peine d’y penser.
Le silence devint glacial, mais Lawler vit que ses paroles et son calme commençaient à faire leur effet : les gens échangeaient des regards et hochaient gravement la tête. Il se tourna vers Lis Niklaus.
— Les Gillies ne bluffent pas, Lis, et Nid n’a aucun moyen de les faire revenir sur leur décision. Il leur a déjà parlé et moi aussi. Tu le sais bien. Si tu t’imagines encore que les Gillies vont changer d’avis, tu rêves.
Comme ils avaient tous l’air grave, la mine sombre ! Les Sweyner, Dag Tharp, le petit groupe de Thalheim, les Sawtelle. Sidero Volkin et sa femme Elka, Dann Henders et Martin Yanez aussi. Et le jeune Josc Yanez. Lis et Léo Martello. Et Pilya Braun, Leynila Stayvol et Sundira Thane. Il les connaissait si bien, tous ou presque. Ils formaient sa famille, comme il l’avait dit à Delagard pendant leur nuit de beuverie. Oui, sa famille. Tous ceux qui vivaient sur cette île.
— Mes amis, reprit-il, nous devons regarder la réalité en face. Cette situation ne me plaît pas plus qu’à vous, mais nous n’avons pas le choix. Les Gillies nous ordonnent de partir. Soit, c’est leur île. Ils ont pour eux le nombre et la force physique. Nous irons bientôt nous établir ailleurs et il n’y a rien à y faire. J’aimerais pouvoir vous proposer quelque chose de plus réjouissant, mais je ne peux pas. Personne ne le peut. Personne.
Il attendit une réplique véhémente de Thalheim, de Tanamind ou de Damis Sawtelle, mais ils n’avaient rien à objecter. Personne n’avait plus rien à dire. Tous ces projets de résistance armée avaient fait long feu. La réunion s’achevait sans résultat. Il n’y avait pas d’autre solution que de se soumettre ; tout le monde en avait maintenant pleinement conscience.
Debout devant la digue, entre le chantier naval de Delagard et la centrale électrique des Gillies, Lawler contemplait les couleurs changeantes de la baie en cette fin d’après-midi de la deuxième semaine après l’ultimatum quand il vit Sundira Thane passer en nageant au-dessous de lui. Sans cesser de nager, elle releva vivement la tête et lui adressa un petit signe. Il inclina la tête à son tour et agita la main. Un ciseau vigoureux fit apparaître ses longues jambes fuselées et la propulsa en avant, les reins cambrés, le torse fendant l’eau juste en dessous de la surface.
Lawler vit fugitivement les fesses de Sundira miroiter au-dessus de l’eau, des fesses pâles de garçon, puis son corps tout entier glissa sous la surface, longue forme nue s’éloignant du rivage d’une nage puissante et régulière. Lawler la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Elle nage comme un Gillie, se dit-il. Il avait l’impression qu’elle n’avait pas sortie la tête de l’eau pendant au moins trois ou quatre minutes. Ne respirait-elle donc jamais ?
Mireyl aussi était une bonne nageuse, songea-t-il.
Lawler fut étonné de voir son ex-épouse remonter ainsi du passé à l’improviste. Il n’avait pas pensé à elle depuis une éternité. Puis il lui revint brusquement en mémoire qu’il avait songé à elle la nuit de sa beuverie. Mireyl, oui. C’était si loin.
Il la revoyait presque. Il se retrouva soudain à l’âge de vingt-trois ans, tout jeune médecin, et elle était avec lui, peau et cheveux blonds, ramassée, large d’épaules et de hanches, centre de gravité bas. Une sorte de petit projectile, charnu, musclé, trapu. Mais il ne parvenait pas à retrouver ses traits. Oui, il était incapable de se souvenir de son visage.
Elle nageait merveilleusement. Elle se mouvait dans l’eau comme une anguille. La fatigue ne semblait avoir aucune prise sur elle et elle demeurait immergée pendant un temps interminable. Aussi robuste et dynamique qu’il fût, Lawler avait toutes les peines du monde à la suivre à la nage. Elle finissait par se retourner en riant et elle l’attendait. Quand il arrivait à sa hauteur, il refermait les bras autour d’elle et la serrait très fort contre lui.
Ils sont en train de nager. Il s’approche d’elle et elle lui ouvre les bras. De petites créatures brillantes, souples et peu farouches évoluent autour d’eux dans l’eau de la baie.
— Nous devrions nous marier, dit-il.
— Tu crois ?
— Oui, je crois.
— La femme du médecin. Je n’aurais jamais cru devenir un jour la femme du médecin. Mais il faut bien qu’il y en ait une, ajoute-t-elle en riant.
— Non, ce n’est pas une obligation. Mais je veux que tu le deviennes.
— Attrape-moi et je t’épouse ! lance-t-elle en se dégageant de son étreinte et en se mettant à nager.
— Ce n’est pas juste ! Tu as pris trop d’avance !
— Rien n’est jamais juste ! crie-t-elle.
Avec un sourire, il se lance à sa poursuite, nageant plus vigoureusement qu’il ne l’a jamais fait, et, cette fois, il réussit à la rattraper au beau milieu de la baie. Il ne sait si c’est parce qu’il a nagé au-delà de ses capacités ou bien parce qu’elle s’est volontairement laissé rattraper. Sans doute un peu des deux. Le médecin avait donc pris femme.
— Es-tu heureuse ? lui demandait-il.
— Oh ! oui ! Oui !
— Moi aussi.
C’était une union solide, du moins le pensait-il. Mais elle avait la bougeotte. Venue d’une autre île, elle voulait quitter Sorve pour aller vivre ailleurs. Elle avait envie de voir le monde, mais lui était retenu à Sorve par l’exercice de sa profession, par son tempérament sérieux et discipliné, par une infinité de liens invisibles. Il n’avait pas compris à quel point il importait pour elle de mener une existence vagabonde, car il pensait que son désir de connaître d’autres îles n’était qu’une phase, que cette envie s’estomperait à mesure quelle s’habituerait à sa nouvelle vie de couple à Sorve.
Une autre scène. Le port, onze mois après leur mariage. Mireyl embarque sur un navire de Delagard assurant la liaison avec l’île de Morvendir. Elle se retourne vers la jetée et lui fait un signe de la main. Mais elle ne sourit pas. Lui non plus, qui lève lentement le bras à son tour, en signe d’adieu. Puis elle lui tourne le dos et disparaît.
Lawler n’avait plus jamais eu de nouvelles, plus jamais entendu parler d’elle. Cela remontait à vingt ans. Il espérait qu’elle était heureuse, où qu’elle fût.
Lawler regardait au loin des rase-vagues jaillir de l’eau et prendre leur envol au-dessus des flots. Leurs écailles rouge et or rutilaient au soleil couchant comme les pierres précieuses des contes de son enfance. Il n’avait jamais vu de pierres précieuses – il n’existait rien de tel sur Hydros – mais il était difficile d’imaginer qu’elles pussent être encore plus belles qu’un vol de rase-vagues au coucher du soleil. Il ne pouvait non plus imaginer spectacle plus beau que celui de la baie de Sorve étalant sa riche palette de couleurs. Quelle magnifique soirée d’été ! À certaines autres époques de l’année, l’air était loin d’être aussi doux et caressant ; pendant les saisons où l’île se trouvait dans les eaux polaires, balayée par des vents furieux, cinglée par des rafales de neige fondue. Il arrivait parfois, quand la tempête faisait rage, que personne ne pût s’aventurer dehors, même au bord de la baie pour rapporter du poisson et des plantes aquatiques. Tout le monde se nourrissait de poisson séché, de poudre d’algue et de filaments de varech séchés. Tout le monde se blottissait dans son vaargh en attendant tristement le retour de températures plus clémentes. Mais l’été ! Ah ! l’été ! La saison où l’île traversait les eaux tropicales ! Rien ne valait l’été. Se faire chasser de l’île au cœur de l’été rendait l’expulsion encore plus pénible ; on les privait de la plus belle saison de l’année.
Mais n’est-ce pas l’histoire de l’humanité depuis le commencement des temps ? se demanda Lawler. Une expulsion après l’autre, à commencer par celle du paradis terrestre. Un exil après l’autre.
En contemplant la baie dans toute sa splendeur, Lawler éprouvait un douloureux pincement au cœur, le sentiment nouveau d’une perte. Sa vie à Sorve lui échappait irrémédiablement, seconde après seconde. L’étrange griserie qu’il avait ressentie la première nuit à la perspective de recommencer ailleurs une nouvelle vie ne l’avait pas quitté. Mais il ne l’éprouvait plus en permanence.
L’image de Sundira se présenta à lui. Il se demanda ce que cela lui ferait de coucher avec elle. Inutile de faire comme s’il n’était pas attiré par la jeune femme. Les longues jambes fuselées de Sundira ; son corps souple, mince et musclé à la fois ; son énergie, son attitude brusque et assurée. Il imagina ses doigts effleurant lentement la peau fraîche et satinée de l’intérieur des cuisses de la jeune femme. Sa tête se nichant dans le creux entre la gorge et l’épaule. Ses mains se refermant sur les petits seins fermes aux mamelons tendus contre ses paumes. Si Sundira faisait l’amour avec la moitié de la vigueur qu’elle employait à nager, ce serait extraordinaire.
C’était drôle de désirer de nouveau une femme.
Lawler avait pratiqué la continence pendant si longtemps ; céder au désir l’obligerait à retirer une partie de la cuirasse dont il s’était soigneusement revêtu. Mais la perspective de quitter l’île avait réveillé toutes sortes de choses qui dormaient en lui.
Lawler se rendit brusquement compte qu’il s’était écoulé au moins dix minutes depuis la dernière fois qu’il avait vu Sundira respirer. Le meilleur nageur humain ne pouvait suspendre aussi longtemps sa respiration. Inquiet, il fouilla du regard la surface de la baie.
En tournant la tête sur sa gauche, il la vit soudain s’avancer dans sa direction, sur la promenade de la digue. Ses cheveux bruns et mouillés étaient ramenés derrière sa tête et elle portait avec désinvolture une tunique bleue d’algue-lierre ouverte sur le devant. Elle avait dû gagner la côte par le sud sans qu’il le remarque et prendre pied près de la rampe de la baie, à côté du chantier naval.
— Acceptez-vous ma compagnie ? demanda-t-elle.
— Ce n’est pas la place qui manque ici, dit Lawler en écartant les bras.
Elle arriva à sa hauteur et prit la même position que lui, le buste penché en avant, la tête tournée vers la mer, les coudes appuyés sur le garde-fou.
— Vous aviez l’air si grave tout à l’heure, quand je suis passée devant vous en nageant. Vous étiez plongé dans vos pensées.
— C’est vrai ?
— À moi de vous le demander.
— Oui, je suppose.
— Vous méditiez de profondes pensées, docteur ?
— Non, je réfléchissais, c’est tout.
Il ne se sentait pas capable de lui avouer ce qui occupait son esprit quelques minutes plus tôt.
— J’essayais d’accepter l’idée du départ, dit-il en improvisant rapidement. L’idée de ce nouvel exil.
— Un nouvel exil ? dit-elle. Je ne comprends pas. Pourquoi dites-vous cela ? Vous est-il déjà arrivé d’avoir à quitter une île avant celle-ci ? Je croyais que vous aviez toujours vécu à Sorve.
— C’est vrai. Ce que je voulais dire, c’est qu’il s’agit d’un deuxième exil pour nous tous. Nos ancêtres ont déjà été exilés de la Terre et maintenant, nous sommes condamnés à quitter cette île.
— Nous n’avons pas été exilés de la Terre, dit-elle en se tournant vers lui, l’air perplexe. Jamais aucun humain né sur la Terre n’est venu s’établir sur Hydros. La Terre a été détruite un siècle avant l’arrivée des premiers humains sur cette planète.
— Peu importe. Si l’on remonte à l’origine, nous venons tous de la Terre. Et nous avons perdu notre patrie. N’est-ce pas une sorte d’exil ? Et je parle pour tout le monde, pour tous les humains disséminés sur toutes les planètes. Écoutez, poursuivit-il en accélérant brusquement son débit, nous avions jadis une patrie, une planète ancestrale et cette planète a disparu. Elle est détruite, elle s’est volatilisée. Elle n’existe plus. La Terre n’est plus qu’un souvenir, et un souvenir très flou. Il n’en subsiste que quelques fragments infimes comme ceux que vous avez vus dans mon vaargh. Mon père me disait que la Terre était un endroit merveilleux, extraordinaire, la plus belle planète qui eût jamais existé. Le jardin des délices, aimait-il à dire, le paradis. Peut-être est-ce la vérité ; d’aucuns prétendent qu’il n’en est absolument rien, que c’était un endroit horrible, une planète que les gens fuyaient, car ils ne pouvaient supporter d’y vivre tellement elle était affreuse. Je ne sais pas. Tout cela est devenu une véritable mythologie. Quoi qu’il en soit, c’était notre patrie et, quand nous l’avons quittée, la porte s’est refermée derrière nous pour de bon.
— Je ne pense jamais à la Terre, dit Sundira Thane.
— Moi, si. Toutes les autres races de la galaxie ont une patrie, pas nous. Nous sommes condamnés à vivre éparpillés sur plusieurs centaines de mondes, un millier par-ci, quelques centaines par-là, tous établis loin de chez nous, plus ou moins bien tolérés par la population indigène des planètes sur lesquelles nous avons réussi à prendre pied avec des fortunes diverses. Voilà ce que j’entends par exil.
— Même si la Terre existait encore, il nous serait impossible d’y retourner. Pas à partir d’Hydros. C’est cette planète qui est notre patrie, pas la Terre. Et personne ne veut nous exiler d’Hydros.
— On veut au moins nous exiler de Sorve. Vous n’arriverez pas à me prouver le contraire.
L’expression de la jeune femme, qui marquait de la perplexité et un peu d’impatience, s’adoucit brusquement.
— Si vous considérez cela comme un exil, dit-elle, c’est parce que vous n’avez jamais vécu ailleurs. Pour moi, une île n’est rien d’autre qu’une île. D’ailleurs, elles se ressemblent presque toutes. Je séjourne un certain temps sur l’une d’elles, puis j’ai envie d’aller voir ailleurs et je m’en vais. Pardonnez-moi, ajouta-t-elle en posant fugitivement la main sur celle de Lawler, je sais que, pour vous, ce doit être différent.
Lawler aspirait de toutes ses forces à changer de sujet. Les choses avaient pris une mauvaise tournure. Elle lui offrait sa pitié, ce qui signifiait qu’elle devait croire qu’il s’apitoyait sur son sort. La conversation était mal engagée et il ne savait comment en changer le cours. Au lieu de lui parler d’exil et du sort poignant des malheureux humains dispersés comme des grains de sable d’un bout à l’autre de la galaxie, il aurait dû simplement lui dire qu’il l’avait trouvée superbe quand elle avait fait dans l’eau ce saut carpé mettant sa croupe en valeur et lui demander si elle aimerait le suivre sur-le-champ dans son vaargh pour une joyeuse partie de jambes en l’air avant le dîner. Mais il était trop tard pour changer de tactique. À moins que…
— Et comment va cette toux ? demanda-t-il après un long silence.
— De mieux en mieux. Mais j’aimerais avoir un peu plus de votre remède miraculeux. Il ne m’en reste plus que pour deux ou trois jours.
— Passez à mon vaargh quand vous l’aurez fini et je vous en donnerai d’autre.
— D’accord, dit-elle. Et j’aimerais aussi regarder de plus près vos vestiges de la Terre.
— Très volontiers. Et, si cela vous intéresse, je vous dirai tout ce que je sais sur eux. Dans la mesure de mes modestes connaissances. Mais l’intérêt de la plupart des gens retombe rapidement quand je commence à en parler.
— Je n’imaginais pas que vous étiez fasciné à ce point par la Terre. Je n’ai jamais connu personne pour qui elle ait une telle importance. Pour la plupart d’entre nous, la Terre est simplement la planète sur laquelle vivaient nos ancêtres il y a déjà bien longtemps. Mais, en réalité, c’est quelque chose qui dépasse notre entendement, quelque chose d’inaccessible. Nous ne pensons pas plus à la Terre qu’à la tête que pouvaient avoir nos aïeux.
— J’y pense, répliqua Lawler, mais je ne sais pas pourquoi. Je pense à toutes sortes de choses qui me sont inaccessibles. Par exemple ce que peut être la vie sur la terre ferme. Un lieu où les pieds foulent un sol noir où poussent des plantes. Des plantes qui croissent en plein air et qui atteignent vingt fois la hauteur d’un homme.
— Vous voulez dire des arbres ?
— Oui, des arbres.
— J’ai entendu parler des arbres. Je sais que ce sont des végétaux dont la tige est si épaisse qu’on ne peut en faire le tour avec les bras. Qu’ils ont de haut en bas une enveloppe brune, dure et rugueuse. Vraiment incroyable !
— À vous écouter parler, on dirait que vous en avez déjà vu, dit Lawler.
— Moi ? Non ! Comment aurais-je pu en voir ? Je suis venue au monde sur Hydros, tout comme vous. Mais j’ai connu des gens qui avaient vécu sur des planètes où le sol est solide. Quand je vivais à Simbalimak, j’ai passé un certain temps avec un homme originaire d’Aurore et il m’a parlé des forêts, des oiseaux, des montagnes et de tant d’autres choses que nous n’avons pas ici. Des arbres. Des insectes. Des déserts. C’était ahurissant.
— J’imagine, dit Lawler.
Ce sujet de conversation ne le réjouissait pas plus que le précédent. Il ne voulait pas entendre parler de forêts, d’oiseaux, ni de montagnes, pas plus que de l’homme d’Aurore avec qui elle avait passé un certain temps à Simbalimak.
Elle lui lança un regard bizarre. Il y eut un long silence pesant, un silence plein de sous-entendus, mais il ne comprenait pas ce qu’il cachait.
— Vous n’avez jamais été marié, n’est-ce pas, docteur ? demanda-t-elle d’un ton beaucoup plus sec.
La question était si inattendue que Lawler n’aurait pas été plus surpris en voyant un Gillie faire devant lui un saut périlleux.
— Une fois, répondit-il, et pas très longtemps. Cela remonte à un certain temps et ce fut une grosse bêtise. Et vous ?
— Jamais. Je n’arrive pas à comprendre comment on peut faire cela. Je veux dire unir sa destinée à une seule personne et jusqu’à la fin de ses jours… Cela me paraît tellement bizarre.
— Il semble que ce soit possible, fit observer Lawler. Je l’ai vu de mes propres yeux. Mais je dois reconnaître que mon expérience personnelle est très limitée.
Sundira Thane acquiesça vaguement de la tête. Elle semblait lutter contre quelque chose. Lui aussi, et il savait ce que c’était : sa réticence à franchir les barrières qu’il avait dressées autour de son existence depuis le départ de Mireyl, son manque d’ardeur à s’exposer à de nouvelles souffrances. Il s’était habitué à sa vie monacale et disciplinée. Non seulement il s’y était habitué, mais cela paraissait être le genre de vie qu’il souhaitait, celui qui répondait à ses aspirations les plus profondes. Qui ne risque rien ne perd rien. Attendait-elle qu’il lui fasse des avances ? Oui, c’est bien ce qu’il semblait. Mais le ferait-il ? En était-il capable ? Il s’était enfermé dans une indifférence intransigeante et qui ne laissait pas de solution pour en sortir.
Le souffle tiède de la brise venant du sud lui apportait l’odeur des cheveux mouillés de la jeune femme et agitait doucement la tunique, lui rappelant que dessous, elle était nue. La lumière orangée du soleil couchant jouait sur sa peau et transformait en fils d’or les poils très fins, presque invisibles, de son corps, de sorte que ses seins donnaient l’impression d’étinceler dans l’ouverture du vêtement primitif. Son corps était encore humide du bain et ses petits mamelons clairs durcissaient à la première fraîcheur du soir. Elle était souple et svelte, désirable.
Il avait envie d’elle, cela ne faisait aucun doute.
Soit. Eh bien, vas-y ! Tu n’as plus quinze ans. Tu sais ce qu’il faut lui dire : « Plutôt que d’attendre demain matin, accompagnez-moi donc maintenant jusqu’à mon vaargh et je vous donnerai le remède. Et après, nous pouvons dîner ensemble et boire quelques verres. J’ai envie de mieux vous connaître. » Lawler avait l’impression que les mots flottaient encore dans l’air, comme s’il les avait véritablement prononcés.
À cet instant précis, Gabe Kinverson, retour de sa journée en mer, apparut sur le sentier. Il portait encore sa tenue de pêche, de lourds vêtements évoquant une toile de tente et destinés à le protéger des coups cinglants des tentacules des poissons-chair. Sous un bras, il portait une voile pliée. Il s’arrêta à une douzaine de mètres, se redressa de toute sa taille et les considéra pendant quelques instants. Massif et rugueux comme un récif, il avait une présence imposante et il émanait de lui cet étrange sentiment d’une grande force contenue avec énormément de difficulté, de violence cachée, de danger latent.
— Te voilà, dit-il en s’adressant à Sundira. Je te cherchais. Bonsoir, docteur.
Il s’était exprimé d’un ton calme, détaché, énigmatique. Les paroles de Kinverson n’étaient jamais aussi menaçantes que son apparence. Il fit signe à Sundira de s’approcher et elle se dirigea vers lui sans hésiter.
— Cela m’a fait plaisir de discuter avec vous, docteur, dit-elle en regardant Lawler par-dessus son épaule.
— À moi aussi.
Kinverson a juste besoin d’elle pour réparer cette voile, se dit-il. Bien sûr. Bien sûr.
Il fit cette nuit-là un des rêves de la Terre. Il y en avait deux, l’un extrêmement pénible, l’autre un peu moins angoissant. Lawler en faisait un au moins une fois par mois, parfois les deux.
C’était le moins désagréable, celui où il se trouvait sur la Terre et où il foulait un sol ferme. Il était pieds nus et il venait de pleuvoir ; le sol était chaud et souple. Quand il remuait les orteils et les enfonçait dans ce sol, il voyait jaillir entre eux des tortillons de terre, comme le sable lorsqu’il marchait sur un banc de la baie. Mais le sol de la Terre était beaucoup plus sombre et beaucoup plus lourd. Il cédait légèrement sous le pied d’une manière très étrange.
Il traversait une forêt. Des arbres s’élevaient de tous côtés, des plantes qui ressemblaient un peu à des algues, avec des troncs élevés et de hautes couronnes de feuillage dense, mais elles étaient beaucoup plus massives que toutes les algues-bois qu’il eût jamais vues et les feuilles étaient si hautes qu’il ne pouvait en distinguer la forme. Des oiseaux voletaient à la cime des arbres. Ils émettaient de curieux cris mélodieux, une musique qu’il n’avait jamais entendue ailleurs et dont il était incapable de se souvenir à son réveil. Toutes sortes d’animaux plus ou moins étranges se déplaçaient dans la forêt ; certains marchaient sur deux jambes comme les humains, d’autres rampaient sur le ventre, d’autres encore prenaient appui sur six ou huit petites échasses. Il les saluait d’un signe de la tête et les créatures de la Terre lui rendaient son salut en passant.
Il atteignit un endroit où la forêt se dégarnissait et où une montagne se dressait devant lui. Elle avait l’aspect d’un verre sombre, moucheté d’irrégularités miroitantes et la lumière chaude et dorée du soleil couchant lui conférait un éclat extraordinaire. La montagne emplissait la moitié du ciel et ses pentes étaient couvertes d’arbres. Ils paraissaient si petits qu’il avait l’impression de pouvoir les prendre dans la main, mais il savait que ce n’était dû qu’à l’éloignement de la montagne, et qu’en réalité les arbres étaient au moins aussi gros, sinon plus, que ceux qui poussaient dans la forêt qu’il venait de quitter.
Il avait contourné la base de la montagne. Derrière se trouvait un espace allongé, en pente, une vallée, et, derrière cette vallée, il voyait quelque chose de sombre qui s’étendait en tous sens. Il savait que c’était une ville, grouillante de gens, des gens dont le nombre dépassait l’imagination. Il se dirigeait vers la ville en songeant qu’il allait se mêler aux gens de la Terre, leur dire qui il était et d’où il venait, leur poser des questions sur la vie qu’ils menaient, leur demander s’ils avaient connu son trisaïeul, Harry Lawler, ou bien le père ou le grand-père de Harry.
Mais il avait beau marcher, la ville ne se rapprochait pas. Elle demeurait sur l’horizon, tout au fond de la vallée. Il marchait pendant des heures ; il marchait pendant des jours ; il marchait pendant des semaines. Mais la ville restait hors d’atteinte, reculant à mesure qu’il avançait vers elle.
Quand il se réveilla enfin, il se sentait épuisé, perclus de tous ses membres, comme après un grand effort, et avec l’impression de ne pas avoir dormi du tout.
Dans le courant de la matinée, Josc Yanez, le jeune élève de Lawler, vint prendre sa leçon habituelle. Le système d’apprentissage de l’île était très strict ; il ne fallait laisser perdre aucune compétence. Pour la première fois depuis l’installation des humains, l’apprenti médecin n’était pas un Lawler. Mais la lignée des Lawler allait s’éteindre avec lui ; il faudrait bien qu’une autre famille se charge de cette responsabilité quand il aurait disparu.
— Quand nous partirons, demanda Josc, pourrons-nous emporter tout l’équipement médical ?
— Cela dépend de la place qu’il y aura sur les navires, répondit Lawler. Nous emporterons le matériel, la majeure partie des médicaments, la pharmacopée.
— Et les dossiers des patients ?
— S’il y a de la place. Je ne sais pas.
Josc était un grand échalas de dix-sept ans. Un jeune homme d’un naturel doux, au sourire franc et au visage ouvert, qui savait prendre les gens comme il fallait. Il semblait avoir des dispositions pour la médecine et il aimait ces longues heures d’études dont Lawler, dans sa jeunesse remuante et indocile, n’avait jamais raffolé. C’était la deuxième année d’apprentissage de Josc, et Lawler pressentait qu’il connaissait déjà la moitié des procédés techniques de base. Le reste et l’art d’établir un diagnostic viendraient en leur temps. Le jeune homme était issu d’une famille de marins ; son frère aîné, Martin, était l’un des capitaines de Delagard. Cela ressemblait bien à Josc de se préoccuper des dossiers de ses patients. Mais Lawler doutait qu’ils puissent les emporter, car les navires de Delagard ne semblaient guère avoir de place pour la cargaison et il y avait des choses plus importantes à emporter que de vieux dossiers médicaux. Il leur faudrait donc, à Josc et à lui, apprendre par cœur les antécédents médicaux de tous les membres de la communauté avant de quitter l’île. Mais ce ne serait pas un gros problème : Lawler en avait déjà en mémoire la plus grande partie. Et il soupçonnait Josc d’en savoir autant que lui.
— J’espère pouvoir embarquer sur le même navire que vous, dit le jeune homme pour qui Lawler, juste après son frère Martin, était le plus grand des héros.
— Non, lui dit Lawler, nous devrons embarquer sur des navires différents. Si le mien disparaît en mer, tu survivras et tu me remplaceras comme médecin.
Josc eut l’air abasourdi. Était-ce à l’idée que son héros pouvait périr en mer ou bien parce qu’il se rendait compte qu’il était vraiment destiné à devenir un jour le médecin de la communauté et que ce jour était peut-être proche ?
Probablement pour cette seconde raison. Lawler se souvenait de ce qu’il avait éprouvé lorsqu’il avait pris conscience que son apprentissage, ces études exténuantes, ces interminables exercices avaient un but concret, qu’il serait appelé un jour à prendre la place de son père dans ce cabinet et à faire tout ce que son père faisait. Il avait à peu près quatorze ans quand cela s’était produit. À vingt ans, il avait perdu son père et était devenu le nouveau médecin.
— Ne t’inquiète pas pour cela, poursuivit Lawler, il ne m’arrivera rien. Mais il faut envisager le pire, Josc. Nous sommes, toi et moi, les seuls de toute la communauté à avoir acquis quelques connaissances médicales et il convient de protéger ce savoir.
— Oui, bien sûr.
— Très bien. Cela implique donc que nous voyagerons sur des navires différents. Tu vois ce que je veux dire ?
— Oui, répondit le jeune homme, je comprends. J’aurais préféré voyager avec vous, mais je comprends. Nous devions parler aujourd’hui des inflammations de la plèvre, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en souriant.
— Oui, dit Lawler, les inflammations de la plèvre.
Il déplia sa planche anatomique usée et tachée. Josc se pencha en avant, attentif, le regard vif, avide d’apprendre. Le jeune homme était une source d’inspiration pour Lawler. Il lui rappelait quelque chose qu’il avait eu tendance à oublier ces derniers temps, à savoir que sa profession était plus qu’un métier, qu’elle était une vocation.
— Épanchement pleural et inflammations de la plèvre, reprit-il. Symptomatologie, causes, mesures thérapeutiques.
Il avait l’impression d’entendre la voix de son propre père, grave, mesurée, inexorable, résonnant encore dans sa tête comme un gong.
— Prenons l’exemple d’une douleur brusque et déchirante dans la poitrine…
— Je crains d’avoir de mauvaises nouvelles, dit Delagard.
— Ha !
Ils étaient au chantier naval, dans le bureau de l’armateur qui lui avait demandé de passer. Il était midi, l’heure de la pause pour Lawler. Il y avait une bouteille entamée d’alcool d’algue-vigne sur la table d’algue-bois, mais Lawler avait refusé le verre proposé par Delagard. Jamais pendant les heures de travail, disait-il. Il essayait toujours de garder l’esprit clair quand il exerçait et, même s’il faisait une entorse pour l’herbe tranquille, il se disait qu’elle ne pouvait nuire à l’exercice de sa profession. Elle contribuait même à rendre son esprit plus clair.
— J’ai déjà des résultats, poursuivit Delagard. Mais ils ne sont pas bons. Velmise ne veut pas de nous, docteur.
Lawler eut l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac.
— C’est ce qu’ils vous ont dit ?
Delagard poussa vers lui une feuille de papier parcheminé.
— Dag Tharp m’a remis cela il y a une heure. C’est un message de mon fils Kendy, qui vit à Velmise. Il m’annonce qu’ils ont réuni leur conseil hier soir et qu’ils ont rejeté notre demande. Leur quota d’immigration pour l’année est de six personnes et, compte tenu des circonstances exceptionnelles, ils acceptent de le porter à dix. Mais ils n’iront pas plus loin.
— Pas à soixante-dix-huit.
— Non, pas à soixante-dix-huit. Le souvenir de Shalikomo est encore vivace. Tout le monde redoute de provoquer la colère des Gillies en accueillant trop d’humains sur son île. On peut toujours se dire que dix personnes, c’est mieux que rien. Si nous en envoyons dix à Velmise, dix à Salimil, dix autres à Grayvard.
— Non, dit Lawler. Je tiens à ce que nous restions ensemble.
— Je sais, je sais.
— À défaut de Velmise, quelle est la meilleure possibilité ?
— Dag est en ce moment même en contact avec Salimil. J’ai un fils là-bas aussi, vous savez. Il saura peut-être se montrer un peu plus persuasif que Kendy. Ou bien les habitants de Salimil seront peut-être un peu moins stricts. Bon Dieu, on croirait que nous avons demandé à ceux de Velmise d’évacuer toute leur foutue ville pour nous faire de la place ! Je suis sûr qu’ils pourraient nous caser. Ce serait peut-être un peu difficile pendant quelque temps, mais ils pourraient se débrouiller. Il n’y aura pas de nouveau Shalikomo !
Delagard feuilleta une liasse de parchemins posés sur son bureau et les tendit à Lawler.
— Velmise peut aller se faire foutre. Nous trouverons autre chose. J’aimerais que vous jetiez un coup d’œil là-dessus, doc.
Lawler passa rapidement en revue les documents. Chaque feuille contenait une liste de noms rédigée de la grosse écriture vigoureuse de Delagard.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je vous ai dit il y a quinze jours que je disposais de six navires. Cela fait donc treize personnes par bâtiment. En réalité, de la manière dont les choses se présentent, nous aurons un navire avec onze personnes, deux avec quatorze et les trois autres avec treize passagers. Vous allez comprendre pourquoi dans une minute. Voici les listes des passagers telles que je les ai établies. Tenez, ajouta-t-il en tapotant la première feuille, c’est celle qui devrait vous intéresser tout particulièrement.
Lawler parcourut rapidement la liste de noms.
Moi et Lis
Gospo Struvin
Docteur Lawler
Quillan
Kinverson
Sundira Thane
Dag Tharp
Onyos Felk
Dann Henders
Natim Gharkid
Pilya Braun
Léo Martello
Neyana Golghoz.
— Alors ? demanda Delagard.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je vous l’ai dit, c’est la liste des passagers. Ceux de notre navire, le Reine d’Hydros. Je crois que nous formerons un bon groupe.
Lawler lança à Delagard un regard incrédule.
— Quel salaud vous faites, Nid ! On peut dire que vous prenez soin de votre petite personne.
— Comment ça, docteur ?
— Je veux dire que vous n’avez pas lésiné sur les moyens pour assurer votre sécurité et votre confort pendant que nous serons en mer. Et vous n’avez même pas honte de me montrer ça. Non, je suis sûr que vous êtes fier de vous. Vous aurez sur votre navire le seul médecin de la communauté, le meilleur spécialiste des communications, celui d’entre nous qui fait office d’ingénieur et le cartographe. Et Gospo Struvin est considéré comme le meilleur capitaine de votre flotte. Ce n’est pas un mauvais équipage pour un voyage d’une durée inconnue et qui nous mènera Dieu sait où. Il faut ajouter Kinverson, le chasseur, qui est tellement fort qu’il n’a même pas l’air humain et qui connaît l’océan aussi bien que vous votre chantier naval. La belle équipe ! Et pas d’enfants pour nous casser les pieds, pas de vieillards, pas un individu ayant des problèmes de santé. Pas mal, pas mal !
Une étincelle de colère passa très fugitivement dans les petits yeux brillants de Delagard.
— Écoutez, doc, ce sera le navire de tête. Le voyage ne sera peut-être pas si facile, surtout si nous sommes obligés d’aller jusqu’à Grayvard. Nous devons assurer notre survie.
— Plus que les autres ?
— Vous êtes le seul médecin. Vous voulez être sur tous les navires à la fois ? Essayez donc ! Je me suis dit que, puisque vous deviez en choisir un, autant que ce soit le mien.
— Bien sûr, dit Lawler en laissant courir un doigt le long de la feuille. Mais, même en appliquant la règle du Delagard d’abord, il y a certains de ces choix que je m’explique mal. À quoi pourra bien vous servir Gharkid ? C’est une vraie nullité.
— Il connaît les algues, même s’il ne sait rien d’autre. Il pourra nous aider à trouver de la nourriture.
— Cela me paraît raisonnable, dit Lawler en baissant les yeux vers la panse rebondie de Delagard. Nous n’allons tout de même pas risquer de mourir de faim en mer, hein ? Hein ? Et Pilya Braun ? ajouta-t-il en reportant les yeux sur la liste. Et Neyana Golghoz ?
— Elles travaillent dur. Elles ne se mêlent pas de ce qui ne les regarde pas.
— Et Martello ? Un poète ?
— Ce n’est pas seulement un poète. Il sait se débrouiller à bord d’un navire. D’ailleurs, pourquoi pas un poète ? Nous allons entreprendre une sorte d’odyssée. Une foutue odyssée : la population entière d’une île qui émigre. Nous aurons à bord quelqu’un qui pourra faire le récit de notre voyage.
— Bonne idée, dit Lawler. Nous embarquons notre propre Homère afin que la postérité n’ignore rien de ce grand voyage. Cela me plaît. Je remarque, ajouta-t-il après un nouveau coup d’œil à la liste, que vous n’avez que quatre femmes contre dix hommes.